Torre de Babel Ediciones

CHRISTIANISME ET BOUDDHISME

DHARMA – Budismo Zen


Sunyata

CHRISTIANISME ET BOUDDHISME

A PROPOS DE QUELQUES TRAVAUX CONTEMPORAINS

L. Leblois

Revue de l’histoire des religions,  tome XXIII, pp. 345-352. 1891. Paris, Ernest Leroux, Éditeur

Les rapports entre le Christianisme et le Bouddhisme sont depuis quelque temps l’objet de l’attention des penseurs. C’est un chapitre de l’étude comparative des religions, que l’on peut considérer comme née au sein de l’Église chrétienne dès le IIe siècle. Elle avait alors pour promoteurs ces hardis Gnostiques dont les spéculations fantaisistes n’eurent que peu de succès, et qui jusqu’à ce jour sont encore traités avec un dédain peut-être immérité. On connaît le système remarquable qui faisait sortir du Dieu suprême une série de 365 groupes d’éons, chacun plus matériel que le précédent et auteur d’une création plus grossière. Le dernier groupe, le 365e, avait fait le ciel et la terre actuels. Leur œuvre achevée, ces esprits inférieurs se partagèrent les différents peuples: Jéhovah prit pour lui les Juifs; les autres s’assujettirent les autres nations. Quoi de plus hardi que cette conception qui voit dans tous les dieux des émanations du Dieu suprême et unique; et par suite, dans toutes les religions, des systèmes apparentés? De telles idées dépassaient trop l’horizon officiel pour avoir quelque chance de vivre. Durant seize siècles le principe d’une religion absolue, d’origine divine et par conséquent seule vraie, légué par les Juifs aux chrétiens, empêcha ces derniers de s’occuper des autres religions. Ils y voyaient un ramassis de superstitions païennes auxquelles il eût été impie de s’intéresser. Si parfois on y trouvait quelque rayon de vérité, c’était le résultat d’une révélation primitive dont le précieux dépôt n’avait été conservé intact que par le peuple d’Israël.

Ce n’est que depuis le XVIIIe siècle et à la suite de la découverte successive des religions orientales et de leurs livres sacrés, que l’attention s’est reportée sur la question de l’origine et des rapports des divers cultes. Les conservateurs chrétiens continuent à y voir des restes altérés de la prétendue révélation primitive(1). Ils peuvent donner la main aux conservateurs bouddhistes qui n’admettent qu’un Dharma, le leur, dont les doctrines et les cultes des autres peuples seraient dérivés(2).

L’historien n’a d’autre devoir que d’enregistrer exactement les systèmes des théologiens et des philosophes, et de laisser au lecteur le soin de choisir. Aujourd’hui que l’idée traditionnelle de révélation a perdu son caractère précis et absolu, on voit se propager une autre hypothèse pour expliquer les analogies entre les croyances religieuses; c’est l’hypothèse des emprunts. Deux religions offrent des doctrines semblables; il faut, dit-on, que l’une ait emprunté à l’autre ce qu’elles ont de commun. Philon déjà expliquait ainsi les ressemblances entre certains principes du Judaïsme et ceux de la philosophie grecque. Cette explication que sa simplicité même a rendue populaire —témoin la diffusion rapide du livre de M. L. Jacolliot, La Bible dans l’Inde— semble se heurter à une grande difficulté, la diversité des langues. «Quand Alexandre, dit M. Max Millier, eut à converser avec les brahmanes, qui étaient regardés par les Grecs comme les dépositaires d’une antique et mystérieuse sagesse, leurs réponses durent être traduites par tant d’interprètes, qu’un des brahmanes fit observer qu’elles devaient être comme de l’eau qui aurait coulé dans bien des canaux impurs(3)»

Prétendre, par exemple, que les apôtres de l’Évangile aient puisé leur doctrine dans les Védas, c’est oublier non seulement que les apôtres ne savaient pas le sanscrit, mais qu’à leur époque les Védas —à supposer qu’ils fussent déjà confiés à l’écriture— n’étaient ni traduits, ni même divulgués aux étrangers. Au XVIIIe siècle encore la difficulté de se procurer ces ouvrages était telle que l’on douta quelquefois de leur existence même.

Il faut se garder toutefois de trop généraliser les choses. Si la différence des langues est un obstacle insurmontable aux emprunts entre des religions particularistes, nationales, exclusives, confondant en quelque sorte le dogme avec le langage, l’idée avec la formule qui la renferme, il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit des religions universalistes, propagées par des missionnaires qui, loin d’imposer une langue déterminée, adoptent les langues des peuples qu’ils veulent convertir, et traduisent leurs livres sacrés dans les idiomes qu’ils rencontrent. Deux religions seulement présentent ces caractères, le Bouddhisme et le Christianisme. Ici plus de langue sacrée(4), plus de doctrine inséparable de la lettre qui l’exprime. Les emprunts, l’adaptation des enseignements de l’une à ceux de l’autre sont donc possibles. La question est de savoir s’ils ont eu lieu, s’ils peuvent être historiquement constatés.

Il a paru dans les dernières années deux ouvrages, traitant des rapports entre le Bouddhisme et le Christianisme. Le premier a pour auteur un savant européen, M. Rudolf Seydel; le second un brahmane de l’Inde, M. Nisikânta Chattopâdhyâya, tous les deux aussi consciencieux qu’érudits.

Le livre de M. Seydel est intitulé: Das Evangelium von Jesu in seinen Verhältnissen zur Buddha-Sage und Buddha-Lehre («L’Évangile de Jésus dans ses rapports avec la légende et la doctrine du Bouddha»), Leipzig, 1882.

Le travail de M. Chattopâdhyâya se compose de deux conférences faites en allemand à Leipzig et publiées dans: Indische Essays («Essais indiens»), Zurich, 1883. L’un et l’autre ont soin de ne point parler de «Christianisme» en général, et de ne pas englober sous ce titre les doctrines variées nées dans l’Église chrétienne dans la suite des siècles. Le titre déjà que M. Seydel donne à son ouvrage indique qu’il considère exclusivement l’Évangile de Jésus. Quant à M. Chattopâdhyâya, parlant de Jésus, il distingue clairement sa doctrine du «Christianisme» «qui, dit-il, me paraît avoir la forme d’un Protée, car malgré mes consciencieux efforts, je n’ai pas été capable de la déterminer»(5).

L’un et l’autre signalent des analogies et des différences. Suivant M. Seydel (p. 296), les traditions analogues sont de trois sortes : a) celles dont l’origine est due à des causes agissant parallèlement de part et d’autre (sources ou occasions semblables); b) celles qui paraissent positivement trahir la dépendance de l’une des parties à l’égard de l’autre; enfin c) celles où l’originalité n’est admissible que d’un côté, et montre de ce côté la source de l’emprunt.

Les faits de la première catégorie étant écartés, ceux de la seconde n’indiquant que la possibilité d’un emprunt, sans désigner la religion qui l’a fait, il ne reste que ceux de la troisième pour montrer quelle est la source première. L’auteur affirme que cette source est le Bouddhisme. Il range entre autres, parmi les emprunts faits à cette religion par la tradition chrétienne: la présentation au temple de l’Enfant Jésus, le jeûne de Jésus ; sa préexistence avant Abraham; le figuier stérile; la question: «Maître, qui a péché? Est-ce cet homme, ou son père, ou sa mère?». Enfin et surtout la cessation des traditions parallèles à partir de la fin du Lalitavistara. Cette biographie légendaire du Bouddha(6) paraît remonter, sous sa forme actuelle, au IIIe siècle avant notre ère. Cherchée dans l’Inde par les envoyés de l’empereur Ming, vers 65 de Jésus-Christ, elle fut traduite pour la première fois en chinois entre les années 70 et 76.

Pour- expliquer l’admission d’idées bouddhiques dans nos Évangiles, M. Seydel suppose qu’outre les logia de Matthieu et la première édition de l’Évangile selon Marc, il existait une troisième source, un écrit poétique et apocalyptique, dont les éléments, empruntés à l’Évangile bouddhiste, avaient été transformés par l’esprit chrétien. Cette composition servit à Matthieu et à Luc qui en auraient suivi le fil jusqu’au point où s’arrêtait la biographie du Bouddha. Elle se perdit après que son contenu le plus utilisable eût passé dans les Évangiles.

La possibilité d’influences bouddhistes sur les membres de l’Église chrétienne est rendue probable par les relations entre l’Inde et les contrées riveraines de la Méditerranée. M. Seydel rappelle d’abord les missions bouddhistes envoyées au nord-est de l’Inde depuis le Ve siècle avant notre ère, et qui eurent pour effet l’établissement de monastères en Perse et en Bactriane, d’où le Bouddhisme rayonna vers l’ouest. Deux siècles plus tard, le grand roi bouddhiste Açôka cite, dans ses édits, les rois grecs Antiochus, Ptolémée, Antigone, Magas, dans les pays desquels il assure que l’on se conformait à ses instructions religieuses(7). En faisant la part de l’exagération, il est permis de conclure de ce document, qu’au IIIe siècle avant notre ère, les missionnaires bouddhistes avaient déjà pénétré, par les routes de terre en Syrie et en Macédoine d’une part; de l’autre, en Egypte et même dans la Cyrénaïque, à l’ouest de la vallée du Nil, toutes contrées où le Christianisme s’est propagé d’abord. Sous l’empereur Auguste déjà une première ambassade indienne arrivait à Rome. Il s’y trouvait le bouddhiste Zarmanochegas (lisez Çrâmanâtchârya «Précepteur des religieux») qui se brûla vif à Athènes.

La route par mer fut préférée, depuis la découverte du mousson du sud-ouest, par Hippale, dans les premières années de notre ère(8). C’est par là sans doute que vint, au temps de l’apôtre Paul, une seconde ambassade, exclusivement composée de bouddhistes, envoyée à l’empereur Claude par un roi de Ceylan. Dès lors aussi les rapports avec l’Inde devinrent plus fréquents. Des commerçants indiens s’établirent à Alexandrie, et l’influence du Bouddhisme sur la formation de certaines légendes chrétiennes n’offre rien d’insolite.

Sans aborder la question des relations de dépendance entre les systèmes bouddhiste et chrétien, M. Chattopâdhyâya signale entre les deux des différences radicales et quelques analogies. Suivant le savant brahmane les différences s’expliquent par la diversité des points de vue où se placent les fondateurs des deux religions pour sonder le mystère des rapports entre l’homme et l’univers, ou Dieu. Tandis que Jésus résout la question par la foi en un Être supra-mondain, le Bouddha garde le silence sur toute idée métaphysique, pour s’attacher exclusivement aux idées morales, et au moyen de délivrer l’homme des maux qu’entraîne le péché. Le Christ recommande les prières et la confiance en l’action de Dieu: le Bouddha insiste sur la nécessité de l’action personnelle. Le premier distingue deux catégories de devoirs: envers Dieu, envers les hommes. Le second accorde une valeur exclusive aux devoirs humains. Jésus s’écrie: «Qui est ma mère, et qui sont mes frères? Celui qui fait la volonté de mon Père céleste, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère». Et: «Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi». Le Bouddha au contraire déclare: «Honorer père et mère vaut mieux qu’honorer les dieux.»

Les analogies se trouvent dans l’essence de certaines doctrines qui diffèrent par la forme. Telle est l’importance accordée par les deux religions à l’aspiration vers un état idéal que Jésus appelle le «Royaume de Dieu», et Bouddha le «Nirvana.» (L’auteur démontre que le Nirvana n’est point l’anéantissement, comme le croient encore certains savants en Europe, mais l’état de béatitude où arrive l’homme qui a éteint dans son cœur les passions et les désirs mauvais)(9). Si Jésus prêche la rémunération dans la vie future, le Bouddha insiste sur la loi du Karma, en d’autres termes de la responsabilité morale, des conséquences inévitables de toutes nos pensées, nos paroles et nos actions. L’auteur s’abstient d’ailleurs d’expliquer ces analogies qui sont pour lui le résultat de tendances, semblables au fond, et qui n’ont revêtu des formes différentes que sous l’influence des milieux doctrinaux différents, où sont nés le Bouddha et le Christ.
 

M. K.-E. Neumann ne paraît pas avoir tenu compte de ces deux ouvrages dans son nouvel opuscule(10): L’intime parenté des doctrines bouddhistes et chrétiennes. Si l’on y cherchait l’exposé de la comparaison entre les doctrines primitives du Bouddhisme et celles de l’Evangile, on éprouverait une véritable déception. L’auteur, il est vrai, restreint considérablement par son sous-titre ce que semblait promettre le titre principal. Il traduit deux soutras bouddhistes, «Le soutra sur le fruit de l’ascétisme,» «Le grand soutra sur la plénitude de la douleur». Il les fait suivre de la version d’un traité de Maître Eckhart, théologien mystique, de Tordre des Frères prêcheurs, né à Strasbourg en 1260, mort vers 1328. M. Neumann dit en propres termes (p. 14): «Pour mettre sous les yeux du lecteur une claire image de la conformité complète des doctrines indiennes et en particulier bouddhistes et des doctrines chrétiennes, j’ai ajouté aux soutras bouddhistes un traité de Maître Eckhart, traduit en allemand moderne. Ce traité est certainement de nature à exposer d’une manière convaincante l’identité (il est permis de s’expliquer ainsi) des deux doctrines à leur point culminant.» Sachant que le moine dominicain Eckhart, accusé d’hérésie et condamné par les inquisiteurs de Cologne, avait, sur la fin de sa carrière, interprété orthodoxement (lisez rétracté) les propositions qu’on lui avait reprochées, le choix qu’en a fait M. Neumann pour représenter le Christianisme «à son point culminant» ne se comprend guère.

Ce n’est que dans son introduction que l’auteur s’exprime avec quelques détails sur les deux religions. Écartant la pensée d’examiner les rapports de parenté extérieure entre les systèmes religieux de l’Asie orientale et le Christianisme «mon intention, dit-il (p. 7 à 8), est d’indiquer la parenté intérieure des conceptions indienne et chrétienne.»

Cette parenté intérieure, suivant lui, consiste 1° dans l’idée de la rédemption «qui pénètre le chrétien pieux comme le pieux Indou, malgré le monothéisme de l’un et le panthéisme sans frein et même l’athéisme de l’autre»; 2° dans l’amour sans bornes, c’est-à-dire la piété infinie; 3° dans la doctrine de l’ascétisme, c’est-à-dire du renoncement au moi.
 

On le voit: tot capita, tot sensus. Chacun de nos trois savants voit autre chose dans la doctrine chrétienne.

Ces conceptions multiples, outre qu’elles rendent difficile un juste parallèle entre le Christianisme et le Bouddhisme, semblent légitimer la qualification de «Protée» que donnait le brahmane Chattopâdhyâya à la religion de l’Eglise. Nous préférerions une autre comparaison, celle qui ressort de la belle légende, chantée par le prêtre Wernher au XIIe siècle de notre ère:

«Une fidèle disciple du Christ, Véronique, est pénétrée de joie toutes les fois qu’elle voit le visage du Maître. Pour avoir son portrait, elle apporte un linge à un artiste distingué, du nom de Luc, avec prière d’y peindre la figure du Seigneur. Luc promet de reproduire le Christ tel qu’il la vu le jour même. Son œuvre achevée, il se flatte d’avoir réussi. Mais lorsqu’il se rend avec Véronique auprès du Sauveur, ils voient que son visage est tout différent. Ils s’étonnent, Véronique s’afflige, et Luc lui promet de peindre un autre portrait. Mais ce nouveau portrait ressemble encore moins. Il essaye d’en faire un troisième, toujours en vain.» Ce n’est qu’après que le Seigneur eût imprimé son visage sur le linge offert par Véronique que l’on y vit son portrait ressemblant(11).

Vouloir parler du Christ et du Christianisme comme d’apparitions extérieures, et en quelque sorte matérielles et définissables, n’est-ce pas se condamner d’avance à en parler imparfaitement? C’est leur empreinte qu’il faut recevoir dans le cœur, c’est l’amour invisible, insaisissable du vrai et du bien qui en est le caractère essentiel, qui doit pénétrer l’être de celui qui veut les juger. Alors les formes continuellement changeantes sous lesquelles apparaissent le vrai et le bien qu’ils enseignent, ne seront plus que l’accessoire. Et peut-être alors reconnaîtra-t-on que le Christ et le Bouddha sont beaucoup plus ressemblants qu’ils ne le paraissent au premier abord. Car dans l’un et dans l’autre, sous la diversité qui les distingue, sous le théisme du premier et l’athéisme du second, bat un même cœur humain, qu’embrase un même amour de l’humanité, et qui émeut leurs entrailles d’un même sentiment de miséricorde pour les êtres qui souffrent sous l’étreinte du mal, de l’erreur et de la superstition.

L. LEBLOIS

__________

(1) Prémare, Vestiges des principaux dogmes chrétiens tirés des anciens livra chinois. Paris, 1878, préface, p. I et II.

(2) Kœppen, Die Religion des Buddha, p. 249.
  On sait que Dharma «Loi», quelquefois Saddharma «Bonne Loi» est l’expression consacrée pour dire «la Religion du Bouddha».

(3) La Science du langage, 3e édit., p. 104.

(4) On sait que pour le catholicisme romain il faut excepter la période du moyen âge où le latin régnait seul.

(5) Indische Essays, p. 105-106.

(6) Au VIIIe siècle encore la légende du Lalitavistara a servi de source à celle de saint Josaphat, ce prince indien qui n’est autre que le Bouddha christianisé (Comp. Essais sur la mythologie comparée, de Max Müller, trad. par George Perrot, p. 456).

(7) Voyez Seoart, Les Inscriptions de Piyadasi, t.1, p. 310,

(8) Lassen, Indische Alterthumskunde, t. III, p. 3.

(9) Nous étions arrivé au môme résultat dans notre étude sur le Nirvana. Voyez Les Bibles de l’humanité. Paris, Levasseur, livre IV, p. 1024 et suivantes.

(10) K. E. Neumann, Die innere Verwandtschaft buddhistischer und christlicher Lehren (Leipzig. Spohr, 1891). Il avait publié auparavant le premier chapitre du Sdrasangaho, texte (transcrit) et traduction.

(11) Les Bibles de l’humanité, livre VI, p. 274 à 275. On y trouve p. 275 à 276 les variantes de la légende de Véronique.