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LE BOUDDHISME ET LES GRECS
SYLVAIN LÉVI
Revue de l’histoire des religions, tome XXIII, pp. 36-49. 1891. Paris, Ernest Leroux, Éditeur
Malgré les relations ininterrompues du monde hellénique avec l’Inde depuis l’expédition d’Alexandre jusqu’aux derniers temps de l’empire romain, la littérature grecque a presque ignoré l’existence du bouddhisme ou du moins l’a fort mal connu. La définition des Sarmanes chez Mégasthène et les écrivains qui le copient est si vague et si incolore qu’elle a provoqué chez les indianistes des interprétations absolument contradictoires. Von Bohien (1) et Schwanbeck (2) y reconnaissent les moines bouddhistes désignés en sanscrit par le nom de çramana; Childers (3) confirme leur opinion par la valeur strictement bouddhique du mot samano en pâli; Cunningham (4) la corrobore par des arguments tirés d’une phonétique invraisemblable. Colebrooke (5), Lassen (6) et Beal (7) s’accordent au contraire à repousser ce système et considèrent les sarmanes comme des brahmanes orthodoxes. Les samanaioi mentionnés par Alexandre Polyhistor (80-60 av. J.-C.) comme les prêtres de la Bactriane sont incontestablement des moines bouddhiques; leur nom, tiré de la forme vulgaire de samana, se retrouve dans la même région de longs siècles plus tard, légèrement altéré en shaman (8). Clément d’Alexandrie (9) à la fin du IIe siècle et Cyrille (10) pendant la seconde moitié du IVe, copient avec une fidélité servile les renseignements d’Alexandre Polyhistor. Bardesane (11) vers le milieu du IIe siècle ajoute aux maigres informations de ses prédécesseurs quelques détails précis noyés dans bon nombre de fictions. Origène (12) au cours du IIIe siècle et saint Jérôme (13) à la fin du IVe distinguent, sur la foi de Bardesane, les brahmanes et les samanaioi sans connaître d’ailleurs les différences fondamentales de leurs doctrines. Le nom du Bouddha parait pour la première fois chez Clément d’Alexandrie (14): «Il y a des Indiens, écrit-il, qui croient aux préceptes de Boutta; et ils l’adorent comme un dieu à cause de sa majesté extraordinaire». Saint Jérôme deux siècles plus tard rappelle sa naissance merveilleuse: «La constante tradition des Gymnosophistes prétend que Budda, le chef de leur dogme, sortit du flanc d’une vierge (15)». Consacré par les Pères de l’Église, le nom immortel du réformateur indien pénètre jusque dans les brumes du moyen âge. Un contemporain de Louis le Débonnaire, Ratramnus (16), oppose à la nativité du Christ les fables «des bragmanes sur la naissance de Budda, l’auteur de leur secte ».
Alors s’éteint dans l’Occident le dernier écho de l’incomparable révolution religieuse que les rives du Gange avaient enfantée treize siècles auparavant. Tandis que le bouddhisme propageait ses préceptes de douceur et de charité dans l’Inde, dans l’Iran et le Turàn, au Thibet, en Chine, au Japon, dans la presqu’île indochinoise et dans l’archipel indien, le monde hellénique, à le juger sur sa littérature, restait obstinément fermé aux ardents missionnaires de la Bonne Loi; quand des millions de voix humaines invoquaient chaque jour, dans l’Orient, l’inépuisable bonté et la miséricorde infinie du Buddha, l’Occident entendait à peine proclamer son nom trois fois dans un espace de mille années. Une inexplicable fatalité fermait la moitié du monde à la doctrine bienfaisante qui convertissait, sans le secours des armes, les races les plus variées, les nations civilisées et les tribus barbares. Les témoignages de l’Inde si souvent et si injustement dédaignés dissipent l’illusion, renversent un préjugé fondé sur les documents d’origine gréco-romaine, et y substituent une vue plus exacte et plus vraisemblable.
L’active propagande du bouddhisme entame le monde grec dès sa première expansion officielle. Lorsque le petit-fils de ce roi Candragupta, qui avait assisté aux victoires d’Alexandre, adopta les doctrines du Tathâgata, son zèle religieux d’accord avec ses ambitions politiques l’engagea à propager et à protéger en dehors même de ses frontières la bonne religion. Le treizième édit de Piyadasi, gravé vers 258 avant Jésus-Christ, proclama ses conquêtes religieuses. «C’est dans ces conquêtes de la religion que le roi cher aux Devas trouve son plaisir, et dans son empire et sur toutes ses frontières, dans une étendue de bien des centaines de yojanas. Parmi ces voisins sont Amtiyoko roi des Yavanas, et au nord de cet Amtiyoko quatre rois : Turàmaya, Amtikini, Maka, Alikasudara… chez les Yavanas et les Kâmbojas… partout on se conforme aux instructions religieuses du roi cher aux Devas. Là où ont été dirigés des envoyés du roi cher aux Devas, là aussi, après avoir entendu, de la part du roi cher aux Devas, les devoirs de la religion, on se conforme maintenant et on se conformera aux instructions religieuses, à la religion… C’est ainsi que la conquête s’est étendue en tous lieux (17)». Le nom des Yavanas cité deux fois dans cette inscription désigne expressément les peuples helléniques (18); les rois mentionnés ont été reconnus sans difficulté dès les premiers déchiffrements. Piyadasi se flatte d’avoir porté les conquêtes de la religion chez Antiochus, roi de Syrie, Ptolémée roi d’Egypte, Antigone roi de Macédoine, Magas de Cyrène et Alexandre d’Épire. Alexandre d’Épire dont Açoka inscrivait le nom sur les rochers de l’Inde, était le fils même de ce Pyrrhus qui montra le premier aux Romains la savante tactique de la Grèce et les redoutables éléphants de l’Orient. Ainsi, à en croire Açoka, le bouddhisme aurait atteint dès son premier essor l’extrême limite du monde hellénique. Mais l’épigraphie a son optique spéciale, et il faut se garder d’en être la dupe. Les relations du roi Maurya avec la Syrie sont confirmées par l’histoire; la dynastie des Ptolémées entretenait aussi avec l’Inde des rapports diplomatiques. Philadelphe, le contemporain de Piyadasi, avait envoyé à son prédécesseur un ambassadeur nommé Dionysios; les autres noms empruntés peut-être au protocole de chancellerie ont passé par surcroît à la suite des premiers; peut-être aussi dans sa ferveur un peu naïve Piyadasi avait-il envoyé vers ces régions lointaines des missionnaires qui n’atteignirent probablement jamais leur but. Le nombre de ces missionnaires envoyés à l’étranger devait être considérable: l’édit de Sahasarâm mentionne «deux cent cinquante-six départs de missionnaires» (19). Le cinquième édit qui détermine les attributions des fonctionnaires appelés Surveillants de la religion place les Grecs dans leur ressort; «Ils s’occupent des adhérents de toutes les sectes, en vue de l’établissement de la religion, du progrès de la religion, de l’utilité et du bonheur des fidèles de la religion ; ils s’occupent chez les Yavanas, les Kambojas, les Gandhâras… et les autres populations frontières, des guerriers, des brahmanes, et des riches, des pauvres, des vieillards en vue de leur utilité et de leur bonheur, pour lever tous les obstacles devant les fidèles de la religion; ils s’occupent de réconforter celui qui est dans les chaînes, de lever pour lui les obstacles, de le délivrer parce qu’il est chargé de famille, parce qu’il a été victime de la ruse, parce qu’il est âgé (20)». Antiochus et les Grecs sont encore nommés dans le second édit : «Partout, dans le territoire du roi Piyadasi cher aux Devas, et aussi des peuples qui sont sur ses frontières… dans le territoire d’Amtiyoko le roi des Yavanas et aussi des rois qui l’a voisinent, partout le roi Piyadasi cher aux Devas a répandu des remèdes de deux sortes, remèdes pour les hommes, remèdes pour les animaux (21)». La piété active d’Açoka étendait ainsi de plusieurs manières son action en pays grec; il y dépêchait des missionnaires chargés de répandre la Bonne Parole; il y installait des consuls pour défendre les intérêts et la liberté des fidèles contre l’envie et la persécution: il y fondait des œuvres de charité, des hospices, des asiles, enseignait en dehors de l’Inde par son propre exemple le respect de la vie et la pitié pour tous les êtres. La chronique cinghalaise confirme par l’autorité d’une antique tradition le témoignage positif de l’épigraphie. Le Mahâvamso, le Dîpavamso et le Sutta-vibhanga de Buddhaghosa (22) rapportent en termes presque identiques la conversion des Yavanas sous le roi Devànampiyotisso et Dhammâsoko. «En ce temps-là le thero Moggaliputto… réfléchit à l’avenir. Il vit que le temps était venu d’établir la religion dans les pays voisins, et au mois kattiko il envoya le thero Majjhantiko au Kasmir et en Gandhâra… et le thero Mahârakkhito dans le monde Yavana… Le saint Mahârakkhito allant dans le domaine des Yavanas prêcha au milieu de la foule le sutta Kâlakârâma. Cent soixante-dix mille (ou: cent trente-sept mille) personnes se convertirent; dix mille entrèrent dans les ordres».
Déjà le pays Yavana, qui venait à peine de connaître la religion nouvelle, lui donnait des apôtres. Parmi les missionnaires choisis par Moggaliputto se trouvait un homme du pays grec. «Il envoya le thero Yavana Dhammarakkhitto au pays d’Aparantaka (contrées à l’extrémité de l’Occident)… Le thero Yavana Dhammarakkhito étant allé au pays d’Aparantaka, prêcha au milieu du peuple le sutta Aggikhandopama; là il versa l’ambroisie de la loi à soixante-dix mille âmes. Un millier d’hommes, un nombre plus grand encore de femmes, nés de familles ksatriyas, entrèrent alors dans les ordres».
Après la mort d’Açoka commence la décadence de la dynastie Maurya. Sur les confins du royaume Syrien et de l’Inde s’élève un état indépendant qui couvre d’abord la Bactriane, s’étend dans la vallée de Caboul, envahit l’Inde, porte ses armes victorieuses jusqu’aux bouches de la Narmadâ vers le Sud, et vers l’Est jusqu’à la capitale des Mauryas, Pâţaliputra (Patna). Tantôt morcelé, tantôt rassemblé par une main puissante, il reste pendant deux siècles soumis à des dynastes helléniques. Les princes gréco-bactriens et les princes indo-grecs continuent sans interruption à porter des noms purement grecs; ils gravent sur leurs monnaies des caractères grecs, des titres grecs, des divinités grecques; lors même qu’ils juxtaposent la langue grecque et la langue indigène, ils gardent avec orgueil la pureté de leur nom intacte: Lysias, Apollodotos, Nicias, Demetrios s’associent tant bien que mal au titre de maharaja. Zeus, Pallas, Poséidon, Apollon, Heraklès attestent sur les monnaies la fidélité de ces enfants perdus aux cultes de la patrie (23).
Pourtant certains indices trahissent plus que des concessions à la religion locale. Un des premiers et peut-être des plus puissants héritiers de Diodote, Agathoklès Dikaios (le Juste), qui frappe d’admirables monnaies à l’effigie d’Alexandre le Grand et de ses prédécesseurs immédiats, qui prend pour marque personnelle un Zeus debout, appuyé sur un sceptre et portant dans sa main une Hékaté, a laissé de plus une pièce étrange, qui tranche violemment par tous ses caractères avec le reste de son monnayage. Il en existe plusieurs exemplaires, à Londres, à Oxford, et dans la collection Cunningham. La pièce est en bronze; elle n’est pas carrée ou ronde comme toutes les autres monnaies de la série indo-grecque, mais triangulaire, avec un côté légèrement arrondi, et forme comme un quart de cercle mal tracé; au jugement de Sallet, dont la compétence est indiscutable, elle est taillée à même au lingot. L’étrangeté de la forme concorde avec l’étrangeté de l’inscription et des images. Seule, elle porte une légende en caractères indo-ariens, tandis que les autres ne présentent que des légendes grecques, ou si ‘elles y associent la langue indigène l’écrivent du moins en caractères indiens. Sur la face est gravé un stûpa bouddhique, formé par trois étages de pyramides aux angles adoucis; au sommet de l’édifice brille une étoile, sur le revers un arbre entouré d’une barrière en lattes croisées, conforme à la représentation traditionnelle du bodhi-druma, l’arbre au pied duquel le Bouddha vit la vérité suprême.
Au bas du stûpa, le nom : Akathukreyasa, génitif indien du nom d’Agathoklès à peine altéré par la transcription; sous l’arbre de bodhi se lisent ces lettres : hidujasame.
L’emploi du nom royal sans l’accompagnement d’un titre pompeux est contraire aux usages constants du monnayage indogrec; Agathoklès lui-même s’intitule partout ailleurs: basileuôn, basileus et ràja. Aussi von Sallet, par instinct de numismate et sans consulter la linguistique, traduisait hardiment hidujasame par «Roi des Indiens». L’analyse est impuissante, il faut l’avouer, à reconnaître dans le mot les éléments d’une telle interprétation. M. Bendall, dans le catalogue de Percy Gardner, explique hidujasame comme un équivalent par à peu près du grec dikaios: «just to those born on the Indus», juste aux natifs de l’Indus; et il ajoute en remarque: same est le sanscrit samah (nominatif). Sans discuter la probabilité du nominatif en e, nous nous contenterons d’observer l’étrangeté d’une syntaxe qui construit avec un nom au génitif une épithète au nominatif. Nous croyons qu’une autre division des lettres donne une explication plus correcte et plus acceptable. Nous séparons hidujasa et me, qui sont tous deux des génitifs comme Akathukreyasa et nous traduisons: «De moi, Agathoklès, Indien de naissance». Les inscriptions des Achéménides d’une part, celles de Piyadasi de l’autre, nous ont familiarisés avec ce formulaire de chancellerie qui fait parler directement le souverain. Le génitif en épigraphie entraîne l’idée de donation. Nous proposons donc d’interpréter cette pièce comme une sorte de médaille commémorative. Agathoklès, soit par conviction, soit par politique, aurait élevé un stûpa et aurait revendiqué à cette occasion la qualité d’Indien, qui pouvait le rendre populaire parmi ses sujets. Quelle que soit d’ailleurs la valeur de notre opinion, le caractère bouddhique de la pièce n’en est pas moins à l’abri de toute contestation.
Environ un demi-siècle après Agathoklès, le symbolisme bouddhique apparaît sur une monnaie du roi Ménandre. Ménandre Soter, mâharaja (sic) trâdata, règne dans le Penjab et ne frappe que des monnaies bilingues. Pallas est sa divinité favorite; il lui substitue parfois une tète de buffle ou bien d’éléphant, un lion, un trépied, une palme; Athenè n’en demeure pas moins sans rivale. Mais une monnaie carrée en bronze porte un emblème que la Grèce ne saurait expliquer. La légende : basileôs sôtêros Menandrou, en lettres grecques, encadre une roue à huit rais; le revers porte une massue avec la légende: mâhârajasa trâdatasa Menadrasa. La roue est un des emblèmes favoris du bouddhisme, car c’est le Bouddha qui a fait tourner la roue de la loi; on la retrouve sur tous les monuments, à Barhut, à Sanchi, à Buddha Gayâ, etc. Le hasard du classement a rapproché de cette monnaie dans le catalogue de Percy Gardner une autre qui paraît en compléter les indications: Ménandre y néglige son titre constant de Sôtêr, en indien tràdata, pour l’épithète dikaiou, en indien dhramikasa. Le mot grec semble être ici la traduction plus littérale qu’exacte du mot indien; dhramika, variante de dharmika indique chez les Bouddhistes un fidèle de la Bonne Loi, Sad-Dharma, un orthodoxe.
Le bouddhisme du roi Ménandre n’est pas d’ailleurs simplement conjectural; il est attesté et célébré par la tradition bouddhique. Un ouvrage du canon pâli, dont l’original s’est perdu chez les Bouddhistes du nord, a pour sujet: les questions de Ménandre, Milinda-panho. Le roi des Yavanas, Milinda, qui règne à Sagala (près Lahore) aime, en digne héritier des dialecticiens et des sophistes, à passer ses heures de loisir en controverses religieuses. Il triomphe tour à tour des docteurs les plus illustres, mais un jour le saint Nâgasena vient à la capitale, explique au roi la métaphysique du bouddhisme, dissipe ses doutes, anéantit ses objections, et Milinda conquis se convertit de bonne grâce (24). La Grèce même avait appris par un écho affaibli la glorieuse sainteté du roi Ménandre. Plutarque reconte qu’après la mort de ce prince, les cités se disputèrent la possession de son cadavre, s’en partagèrent pieusement les reliques et les adorèrent (25).
Agathoklès et Ménandre affirment leur foi par des symboles; leur orthodoxie semble se refuser à transporter dans le bouddhisme le goût anthropomorphique des cultes grecs. C’est sur les monnaies des Indo-scythes, héritiers inattendus de la domination et de là culture grecques, qu’on voit pour la première fois figurer l’image du Bouddha. Si ce n’est point un artiste grec qui l’a gravée, c’est du moins l’art grec qui l’inspire. Sur une des monnaies de Kaniska, qui semble fondre dans un éclectisme insouciant tous les cultes, tous les dogmes et tous les dieux, est représenté un personnage debout, vu de face, nimbé, vêtu du chiton et de l’himation, la main droite en avant; la légende en caractères grecs écrite à sa droite porte: Boddo. La convention n’a pas encore fixé les traits et l’attitude de Çâkyamuni; la figure n’a pas de rapport avec le type classique. Une autre monnaie de Kanuka montre pourtant ce type. Le Buddha est assis, vu de face, les jambes croisées, une main posée sur les genoux, l’autre élevée en l’air; la légende incomplète porte: ..go Boudo.
Les rois grecs n’étaient pas les seuls à embrasser la nouvelle religion de l’Inde; les particuliers, établis dans des comptoirs disséminés sur la côte des bouches de l’Indus au delta du Gange, l’adoptaient et la servaient avec la même ferveur. Les admirables temples hypogées de Karli, de Kanheri, de Junnar, de Nâsik, à l’entour de Bombay, prouvent encore par leurs inscriptions la piété habile ou sincère des Grecs installés dans la région (26). Un Grec, Irila, avait fait creuser à ses frais deux citernes pour l’usage des religieux à Junnar; un autre, Cita, avait fait construire un réfectoire pour la communauté. À Nâsik, le Grec Idâgidata, fils de Dhammadeva, natif du pays du nord, habitant de Damtâmiti, fait creuser une crypte dans le mont Tiramnhu et fait élever à l’intérieur un reliquaire (caitya-gŗha); en outre il fait creuser trois citernes en l’honneur de son père et de sa mère; en compagnie de son fils Dhammarakhito, il offre à la communauté une crypte, creusée en l’honneur de tous les Bouddhas. A Karli un Grec, Dheņukâkaţâ, Grec selon la loi, donne au temple un pilier avec un chapiteau orné de lions. Le même nom se retrouve à Kanheri associé au souvenir d’autres bienfaits.
Les prédications des missionnaires continuaient cependant à propager le bouddhisme en dehors de l’Inde. Sous le règne de Dutthagàmani, roi de Ceylan vers le milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ, l’inauguration du Grand stûpa (Mahâthùpo) attira des bhikkhus de tous les pays; il en vint de Bénarès sous la conduite du thero Dhammaseno, de Çràvasti sous la conduite du thero Piyadassi, et de Vaiçàli, et de Kauçâmbî et de Pâtaliputra, et du Kasmir; et du pays des Pallavas (Pahlavas, Parthes) vint le grand sage Mahâdevo avec quatre cent soixante mille prêtres; et d’Alasando, la ville des Yonas (Grecs) le thero Yona (Grec) Mahâdhammarakkhito amena trente mille bhikkhus (27). Alasando est, à n’en point douter, Alexandrie, soit Alexandrie du Caucase, soit même Alexandrie d’Egypte; l’astronomie indienne réserve exclusivement à cette dernière ville le titre de: ville des Yavanas, et le Milinda panho la cite parmi les grands ports de commerce (28).
Un récit curieux montre même la Grèce associée à l’Inde dans son œuvre de prosélytisme. L’historien arménien Zénob de Klag raconte (29) qu’au temps du roi Valarsace, deux Indiens nommés Gisané et Démètr vinrent lui demander asile ; ils avaient fui devant la colère de leur souverain Tinaskeh. Valarsace leur assigna en jouissance le pays de Daron, où ils fondèrent la ville de Vishap. Bientôt après, ils se rendirent dans la ville voisine d’Achtichtat et y élevèrent des idoles adorées dans l’Inde. Leurs fils dressèrent sur le mont Karké deux idoles en cuivre, l’une de douze coudées de haut, l’autre de quinze. La colonie indienne se développa d’une manière extraordinaire, et resta fidèle à ses dieux; le christianisme conquérant dut, au témoignage de Zénob, leur livrer de rudes combats au IVe siècle pour triompher de leur résistance. Lassen a depuis longtemps reconnu sous Gisané une transcription vulgaire de Krsņa (en prâcrit, kaņho, kasiņo) (30), mais égaré par un préjugé injustifié, il voulait contre l’évidence ramener Démètr à un mot sanscrit. Le rapprochement d’un nom grec et d’un nom indien dans une œuvre de propagande à cette époque est conforme à la vraisemblance et donne même de l’autorité au récit de Zénob.
La paix romaine, en développant le commerce et en facilitant les voyages, rapprocha encore l’Inde et ses dogmes de l’Occident. Peu de temps avant la naissance du Christ, Athènes vit le spectacle étrange d’un sarmane qui, rassasié des joies de l’existence, monta nu et frotté de parfums sur un bûcher comme jadis Kalanos devant l’armée d’Alexandre. On déposa ses cendres sous un monument qui resta longtemps fameux; le peuple, au temps de Plutarque, l’appelait encore communément: la tombe de l’Indien. Il portait une inscription que Strabon et Plutarque lurent et copièrent tous deux: Ζαρμανοχηγας Ινδος απο Βαργοδης χατα τα πατρια Ινδων εθη εαντον απαθανιδας χειται; Zarmanochègas, Indien de Bargosé, ayant mis fin à sa vie selon les usages de sa patrie, git ici. Lassen, qui suit Wilson, explique le mot zarmanochègas par çramanâcârya, qui s’y ramène difficilement (31). Peut-être la seconde partie du mot doit-elle s’expliquer comme çâkyo, et le nom doit-il se traduire: moine de Çâkya, moine bouddhique. Zarmanochègas faisait partie d’une ambassade plus ou moins authentique adressée à Auguste par un prince indien. C’est aussi par des ambassadeurs indiens envoyés à un Antonin que Bardesane reçut des informations nouvelles sur les Bouddhistes au cours du IIe siècle (32).
Les grands commissionnaires d’Alexandrie durent aussi recevoir plus d’une fois la visite de prêtres aventureux, poussés hors de leur patrie par la curiosité et par le goût de l’apostolat. Dion Chrysostome signale la présence, dans Alexandrie, de Bactriens, de Scythes, de Perses, et même d’Indiens (33). Vers la fin du Ve siècle, lorsque le commerce d’Alexandrie avec l’Inde était depuis longtemps entré en décadence, un Romain qui avait été consul de Rome (en 470) et qui s’était établi ensuite à Alexandrie, Severus offrait l’hospitalité dans sa riche maison à des brahmanes qu’il traitait avec honneur et qui vivaient chez lui selon leurs propres règles. Ils ne manquaient de rien pour pratiquer leurs observances, mais ils évitaient avec soin tout ce qui allait à rencontre (34). Si on songe aux lois sévères qui interdisent au brahmane orthodoxe de quitter le territoire indien sous peine de déchéance, il n’est pas permis de douter que les hôtes de Severus étaient des bouddhistes.
Ainsi s’explique, par une lente infiltration à travers le monde occidental, la soudaine puissance du courant bouddhique qui se manifeste aux premiers siècles du christianisme. Les ressemblances frappantes du christianisme et du bouddhisme ont été signalées de longue date (35); l’analogie des situations et des sentiments ne suffit pas à les expliquer toutes; il en est qui exigent l’hypothèse d’un emprunt direct. L’hérésie des Manichéens est toute imprégnée de bouddhisme; elle tient par ses racines à un sol bouddhique. Le maître de Manès, Terebinthus, prend le surnom de Budda et se prétend né d’une vierge; le maître de Terebinthus est Scythianus, dont le nom semble une traduction grecque de l’indien Çâkya (Çaka = Scytha); un des disciples de Manès s’appelle également Budda; enfin la formule d’abjuration imposée aux Manichéens par le christianisme maudit et déteste Zaradès, Bodda et Scythianos. La légende du Bouddha finit même par prendre place entre les vies des saints (Barlaam et Josaphat). La propagande du bouddhisme s’exerçait à l’étranger à la fois par les œuvres pies qui inspiraient le respect et la sympathie, par les prédications des missionnaires qui ne reculaient pas devant les voyages les plus dangereux, enfin par l’action des sujets helléniques établis dans l’Inde et qui retournaient après leur conversion dans leur pays natal.
Mais comment s’expliquer le silence ou l’ignorance de la littérature, si le bouddhisme a réellement pénétré les populations helléniques? L’esprit général de la période gréco-romaine est seul responsable de cette étrangeté. Encombrés par les connaissances que les siècles antérieurs avaient accumulées, accablés parles productions de leurs devanciers, les littérateurs s’occupent plutôt de compiler que de découvrir, de copier que d’observer. Les savants compagnons d’Alexandre dans l’Inde avaient recueilli une énorme provision de notes sur le pays, le peuple, les mœurs, la faune et la flore qui défraya tout le reste de l’antiquité. La connaissance de l’Inde s’arrêta presque aussitôt après sa découverte; six siècles de relations constantes n’ajoutent aux données d’Aristobule, de Néarque, de Ptolémée et de Mégasthène que des noms et des détails secondaires. Si l’expédition d’Alexandre avait trouvé dans l’Inde le bouddhisme florissant, les générations suivantes auraient peut-être ouvert les yeux sur son développement; ignoré dès le principe, il resta pour ainsi dire éternellement étranger à la littérature. En outre la propagande bouddhique s’adressait sans doute aux basses classes de l’hellénisme, tournées par leur génie et leurs goûts vers l’Orient et travaillées par des aspirations messianiques que le christianisme seul put satisfaire. Isolées par les transformations profondes de la société hellénique, dédaignées et mises à l’écart, elles ne trouvaient pas parmi les lettrés d’interprète ou d’observateur sympathique. Le bouddhisme, si peu propice à la littérature dans l’Inde, n’était pas capable de provoquer à l’étranger une rénovation littéraire; les missionnaires et les catéchumènes auraient été fort embarrassés, par la faute de leur génie ou de leur éducation, de donner une expression littéraire à leurs croyances et à leurs légendes. D’autre part les principes métaphysiques du bouddhisme n’étaient pas de nature à entraver son prosélytisme; les masses qui donnent aux religions leur force et leur plus solide point d’appui ne s’intéressent guère aux problèmes de haute philosophie; les Tartares et les Kalmouks en adoptant le bouddhisme n’en ont point scrupuleusement critiqué les principes fondamentaux. Le bouddhisme apportait à l’occident comme à l’orient la légende attendrissante de son fondateur, ses récits d’édification simples et touchants, et ses maximes d’amour et de charité universelles. C’était assez pour conquérir aussi des âmes helléniques. Si pourtant il n’arriva point à triompher, s’il disparut de la scène sans y laisser presque aucun souvenir, la politique et la géographie seules sont responsables de son insuccès. La frontière de terre lui était fermée à l’occident par l’empire des Parthes, si souvent troublé par les guerres et les dissensions, hostile à l’Inde et à ses croyances. La route de mer était longue et périlleuse; les vaisseaux ne faisaient entre l’Egypte et l’Inde qu’un voyage par an. Au moment où la découverte d’Hippalos ouvrit entre les deux pays des relations plus faciles, il était trop tard pour le bouddhisme; le christianisme avait commencé son œuvre d’apostolat.
SYLVAIN LÉVI
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(1) De Buddhaismi origine et ætate definiendis, p 31 sq.
(2) Megasth. Indic., p. 45 sq.
(3) Pâli dictionary, s. vº, samano.
(4) Bhilsa topes XII.
(5) Essays, II, 203-4.
(6) Ind. Alt., IIº 706.
(7) In l. An’ iq., IX, 122.
(8) Shdh : Nameh, 1033, 4.1160,2.
(9) Stromt., I.
(10) Contra Julian., L. XV.
(11) Cité dans Porphyr., De abstin., IV, 17.
(12) Contra Celsum, I, 24.
(13) Contra Jovian., pt. I.
(14) Stromat., I, XV.
(15) Op. laud., ib.
(16) De Nativit. Christi, 111; ap. Lassen, III, 370 n.
(17) Seoart, Inscriptions de Piyadasi, I, 310.
(18) Cf. mon ouvrage : Quid de Grœcis veterum Indorum monumenta tradiderint; Paris, Bouillon, 1890.
(19) Senart, op. laud., II, 196.
(20) Ib., I, 143.
(21) Ib., 1,73.
(22) Mahdv. p. 71 et 74; Dípav., VIII, 7, 9; Suttavibh., I, 317.
(23) Cf. The coins of the Greek and Scythic kings of Bactria and India in the British Muséum, a catalogue by Percy Gardner, London, 1886. — Die Nachfolger Alexanders des Grossen in Baktrien und Indien von A. von Sallet, Berlin, 1879.
(24) Milinda-panho, éd. Trenckner, Londres, 1880.— Le premier volume de la traduction par M. Rhys Davidi vient de paraître : Sacred Books of the East, Oxford, 1890.
(25) Reipubl. gerend. princip., 28.
(26) V. Les textes dans mon travail : Quid de Græcis. etc,. p. 5-6.
(27) Mohdvamso, p. 174.
(28) Quid de Græcis, p. 31.
(29) Histoire de la province de Daron, traduction dans la Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, 1837, vol. I, p. 235 sqq. —; et par Prudhomme dans Journal Asiatique 1864. — Cf. Emin, le Paganisme arménien (trad. franc.), Paris, 1864, p. 30 sqq.
(30) Cf. La rivière appelée par les Occidentaux Kisnâ, Kistnâ, sanscrit Krsna.
(31) Acårya devient en pâli åcâriyo. — Lassen, Ind. Alt.y III, 60. — M. Ed. Hardy propose comme explication (Der Buddhismus, Munster 1890): çramana useça. Mais useça n’est pas connu dans l’onomastique des personnes, et la combinaison des deux mots serait pour le moins surprenante.
(32) Peut-être avait-il pu aussi utiliser son séjour au fort d’Àni, en Arménie, non loin de la province où s’était établie une colonie indienne (Cf. Emin, op. laud., p. 55).
(33) Ad Alexandrinos, XXXII, 672 p.
(34) Damaskios, Vita lsidori ap. Photi. Bïbliot. p. 246 a éd. Bekker.
(35) Cf. Edmund Hardy, op. sup. laud., qui discute les rapports et donne une bibliographie.